– Cette fiche fait partie de l'édition critique numérique du Parnasse réformé

La traduction

Généralisée dès la fin du XVIe siècle, la traduction occupe une place considérable dans la librairie française jusqu'aux environs de 1650. Les retombées de cette pratique sont à double tranchant. Tout en recueillant la méfiance des doctes, elle contribue efficacement à initier les mondains à la culture antique, en même temps qu'elle leur dévoile les littératures italienne et espagnole.

Une pratique en crise

Les récriminations de Polybe et de ses pairs correspondent à un moment critique de l'histoire de la traduction, genre qui, à compter de la mort de Perrot d'Ablancourt (1664), est à l'état de survie. Le règne des "belles infidèles" a désormais fait son temps, et les traducteurs de la nouvelle génération, tels Anne et André Dacier, actifs à partir des années 1680, privilégieront le registre de la philologie, à l'écart de toute prétention esthétique. L'option rigoriste est annoncée dès 1661 par le De interpretatione de Pierre-Daniel Huet, dans le sillage des "Règles de la traduction française" rédigées par Antoine Le Maistre aux alentours de 1650.

Cette perte de prestige de la traduction est sensible dès le début des années 1650. Si la production reste abondante, elle tend de plus en plus à se limiter à des exercices scolaires. On discute de même le droit d'appartenance des traducteurs à la République des Lettres. La question fait l'objet de la dix-neuvième Conférence de l'Académie française (1661) enregistrée par Richesource qui, en sa qualité de modérateur, conclut à la dignité supérieure des oeuvres nées de l'invention. Marolles qui durant ces années adapte une grande partie des auteurs canoniques de l'Antiquité au goût mondain est une bonne illustration de ce déplacement des perspectives.

Les bons usages de la traduction

Les mondains, quant à eux, ont largement bénéficié de l'activité nourrie des traducteurs, qu'ils ont du reste indirectement suscitée. Le cas le plus remarquable, parce qu'il est un cas limite, est celui de Valentin Conrart. Les circonstances de sa formation l'ayant privé de l'apprentissage des langues anciennes, il n'aura de cesse de solliciter ses collègues académiciens auxquels il confiera la traduction d'ouvrages considérés comme essentiels. Les historiens auront la meilleure part dans ce corpus. Ces traductions contribueront à illustrer l'enseigne de Camusat, libraire officiel de l'Académie française dont Conrart, en sa qualité de directeur littéraire avant la lettre, module le catalogue au gré de ses inclinations.

En 1638, Louis Giry, Pierre Du Ryer, Nicolas Perrot d'Ablancourt et Olivier Patru participent, sous un anonymat qui ne trompe pas les initiés, à la traduction de huit Oraisons de Cicéron, anthologie qui fera date. La lettre du libraire au lecteur, où l'on retrouve sans peine la marque de Conrart, souligne la double raison d'être de l'entreprise. Son rôle n'est pas seulement de mettre l'orateur latin à la portée des "ignorants", mais de célébrer la vitalité d'une langue moderne capable d'enchérir sur les beautés de l'original : "Pour le moins on y verra quelque image de cette ancienne éloquence, qui sait persuader aussi bien que plaire; et comme l'on ne connaît jamais mieux les choses qu'en sa langue, je m'assure que les plus difficiles même y découvriront des beautés qu'ils n'avaient pas encore remarquées." Ce déplacement des priorités correspond à la célèbre métaphore de la "belle infidèle", mise en circulation par Gilles Ménage à propos de Perrot d'Ablancourt et de sa version de Lucien. L'accent est placé sur la réussite formelle, mais aussi - et c'est là que le bât blesse - sur l'adéquation du texte aux attentes de son public. Le champion de l'acclimatation culturelle est en l'occurrence d'Ablancourt, que Furetière, dans sa Nouvelle allégorique, présente sous les traits d'un "Capitaine Magnifique, qui avait donné à ses troupes [i. e. traductions] des habits neufs faits à la mode, qu'il avait taillés et rognés à sa fantaisie" (éd. cit., p. 22). L'influence de Perrot d'Ablancourt, qui appartient à la génération de Balzac, se prolonge au-delà de sa mort (1664) au gré de plusieurs rééditions.

Ce souci d'adaptation a pour conséquence une altération, voire un travestissement des textes originaux qui amène l'élite savante, toute pénétrée de l'idéal philologique hérité de la tradition humaniste, à remettre en cause et la compétence et la légitimité des traducteurs. Ce qui n'empêche pas, sous un autre angle, les "belles infidèles" de s'inscrire de plain-pied dans l'entreprise de célébration de la langue française que favorise le milieu savant.

Soupçons

Parmi les traducteurs les plus régulièrement dénigrés figure Jean Baudouin, que Saint-Evremond présente comme un usurpateur dans sa Comédie des Académistes (1638, éd. 1650). Avec Blaise de Vigenère, il se situe tout au bas de la hiérarchie des traducteurs que suggère la Nouvelle allégorique : levées à la hâte, les troupes qu'ils mettent au service de Rhétorique sont désordonnées et vont jusqu'à inclure de piètres "drilles" (éd. cit. p. 23). Guéret se souviendra apparemment de cette image du "drille", fantassin mal équipé, qu'il placera dans la sévère critique d'Horace à l'endroit des traductions en prose de la poésie (p. 12). Cette condamnation des traducteurs prolixes et négligents va généralement de pair avec la dénonciation de la démangeaison d'écrire, topos caractéristique d'une conception élitaire de la République des Lettres. Ainsi se constitue progressivement l'image d'un traducteur rivé aux nécessités alimentaires, pourvoyeur nolens volens d'une production abondante qui frise l'imposture. Suffit-il de rafraîchir des traductions anciennes pour "gagner du pain aux dépens de la gloire" des Anciens ? (Le Parnasse réformé, p. 8) [Déplier] Un Pierre Du Ryer va jusqu'à s'affubler lui-même des oripeaux du faussaire malgré lui : "Quoi ! vous louez ma traduction de Sénèque; A d'autres ! Vous ne m'y rattraperez pas. Sachez, Monsieur, que je l'ai faite en six mois, et qu'il faudrait six ans pour la faire comme il faut. [...] Oui, j'ai cette vanité de croire que je pourrais être d'Ablancourt ou Vaugelas, et je suis devenu Marolles. O fortune! fortune!" (Confidence publiée par Furetière, Essais de Lettres familières, 1690, p. 16-20.)
De son côté, Charles Sorel s'emploie à disculper Baudouin : "Le Sieur Baudouin n'étant pas fort accommodé des biens de Fortune, et étant contraint de travailler pour les libraires, qui ne le récompensaient guère quelquefois, il ne faut pas s'étonner s'il s'est exempté d'une peine inutile, quand il l'a pu faire, et s'il n'a changé dans les anciennes traductions que ce qui ne lui semblait plus à la mode" (La Bibliothèque françoise, éd. cit., p. 278).

Cette méfiance affichée à l'endroit de la traduction repose sur un enjeu de taille : dans quelle mesure la diffusion de la culture humaniste au-delà de l'espace réservé du cabinet s'impose-t-elle comme une nécessité ? N'est-ce pas trop cher payé, comme le suggère Polybe, de défigurer les historiens antiques pour les mettre à la portée d'un public qui, au fond, n'en a que faire ? La question des traductions se présente, on le voit, en relation très étroite avec l'émergence de la littérature galante, perçue par les doctes comme une dangereuse concurrence. Cet aspect n'est évidemment pas à négliger pour évaluer les divers débats nés autour de la traduction.

Au-delà de ces griefs coutumiers à l'endroit des traducteurs, on voit émerger des problématiques bien précises, objets de réflexions théoriques où les praticiens sont relayées par l'opinion publique. Ainsi Le Maistre de Sacy, évaluant les rapports entre la rigueur philologique, les dangers de la complaisance esthétique et les nécessités de la pédagogie. Ou encore Michel de Marolles pris à partie sur la question de la traduction en prose d'oeuvres en vers.

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